Les technologies de l’information et de la communication comme voie de sortie de crise : tel fut le leitmotiv qui incita dans la seconde moitié des années 1970 les gouvernements des grands pays industriels à développer des stratégies volontaristes de réindustrialisation. La crise, en l’occurrence, c’était celle ouverte par le double choc pétrolier et que le rapport emblématique de Simon Nora et Alain Minc sur l’informatisation de la société (1978) n’hésitait pas à diagnostiquer comme une « crise de civilisation ». Une crise du modèle de croissance et du mode d’organisation de la volonté générale. Les discours messianiques sur le projet global de société de l’information n’ont eu de cesse de le promouvoir comme paradigme dominant du changement social et caution d’un monde plus libre, solidaire, transparent, libre. Dans la réalité, l’idée de connectivité digitale inspirée par une vision déterministe de la technique s’est alignée sur la norme productiviste du mode de production hégémonique et de ses modes de consommation prédateurs. A coup de concentration et de financiarisation, la dérégulation sauvage permit de jeter les bases d’un complexe techno-informationnel. Les modèles mathématiques des traders tirant profit des outils réticulaires sans mesurer les effets externes de leurs opérations sont la caricature de la fuite en avant vers une économie en décalage par rapport aux besoins humains fondamentaux et à la survie de l’écosystème.
La représentation univoque et performative de société de l’information a cheminé sans que les citoyens aient pu exercer leur droit à un vrai débat sur le projet de société sous-jacent à cette catégorie conceptuelle toute faite. Il fallut attendre le début du millénaire et dans un contexte de mobilisation de nouveaux sujets historiques pour que le débat public s’ouvre et commence à soustraire la question des nouveaux gisements de la richesse immatérielle à l’emprise des doctrines et stratégies hégémoniques. C’est ce dont témoignent les contributions des nouveaux acteurs et réseaux de l’espace public – mouvements sociaux, coalitions professionnelles et autres organisations de la société civile- lors des conférences préparatoires aux deux sommets mondiaux, à Genève en 2003 et à Tunis en 2005, de l’Union internationale des télécommunications sur l’aménagement de la société de l’information et lors des négociations sur la Convention sur la protection et promotion des expressions culturelles qui se sont déroulées au cours du même laps de temps dans le cadre de l’Unesco. En toile de fond, la nouvelle centralité acquise par l’information et le savoir dans la formation de la valeur économique.
De la critique en mouvement qui émane des nouveaux acteurs socio-politiques à la société de l’information émerge deux principes fondateurs d’une nouvelle utopie sociale qui s’oppose à la captation des savoirs et de la culture par les monopoles cognitifs et contribue à dessiner les contours des projets pluriels de l’appropriation démocratique des univers techniques, dans un monde de plus en plus marqué par les logiques inégalitaires. Le premier renvoit aux droits à la communication, comme élargissement des droits humains. Depuis l’entrée dans le nouveau millénaire, les quatre principes-clés qui fondent ce droit à communiquer – diversité, liberté, accès et participation- sont au centre des chantiers ouverts par le mouvement social sur la diversité des expressions culturelles et médiatiques, la diversité des acteurs et des contenus du savoir. Ironie dont l’histoire a le secret. Il s’agit là d’un retour critique sur une proposition apparue dès la fin des années 1960 à un moment où prend forme à l’Unesco à l’occasion du débat sur les libertés dans le domaine de l’information une représentation de la communication comme processus dialogique et réciproque. Refus d’une communication depuis l’élite vers les masses, du centre vers la périphérie, des riches en matière de communication vers les pauvres. Un des apports de la reformulation contemporaine de ce droit à communiquer est de montrer la nécessité d’articuler culture, savoir, information et communication. Il ne peut s’instaurer de «sociétés de savoir» dignes de ce nom sans interrogation sur les processus de concentration capitalistique dans tous les secteurs de production des ressources immatérielles. Le risque en effet est que l’évolution des industries des médias et de la culture ne préfigure des logiques structurelles dans les modes d’implantation des nouveaux dispositifs du savoir.
Le second principe réside dans la philosophie des biens publics communs. Tous ces biens auxquels les personnes et les peuples devraient avoir droit dans des conditions d’équité et de liberté et qui pour cette raison doivent constituer des «exceptions» par rapport à la loi du libre échange. Parmi eux, le savoir, la culture, l’éducation, mais aussi l’eau, le vivant, la santé, le spectre des fréquences, etc. Cette règle de l’exception a déjà fait ses preuves dans l’établissement de politiques publiques dans le domaine de l’audiovisuel et du software. C’est aussi cette philosophie des biens publics communs qu’il conviendrait d’étendre au statut des circuits de l’argent afin d’empêcher que la spéculation financière plonge dans le désarroi des sociétés entières. Comme dit le « Manifeste de Porto Alegre » de 2005 : « Un autre monde possible doit respecter le droit à la vie pour tous les êtres humains grâce à de nouvelles règles de l’économie ».
Depuis le lundi noir d’octobre 2008, c’est-à-dire trente ans après l’intronisation des technologies informationnelles comme voie de sortie de crise, le capitalisme traverse une des crises les plus violentes de son histoire. Une crise vers laquelle convergent désordres économiques et financiers, écologiques, énergétiques et alimentaires. Tous sont porteurs de crises sociales et de tensions géopolitiques. Cette crise de système dont il est difficile de prédire la durée et les effets à long terme éclaire sous un jour nouveau la philosophie des biens publics communs et des droits à la communication. Le modèle néolibéral de réordonnancement du monde n’a eu de cesse pendant plus d’un quart de siècle de se présenter comme le dernier échelon des escaliers de la croissance, l’horizon indépassable de l’évolution du genre humain. Son épuisement déplace les bornes et ouvre à l’imagination sociale la possibilité de nouvelles formes d’intervention. Des utopies sociales enfouies refont surface montrant l’importance du principe de solidarité dans la construction d’une société non régie par le productivisme et l’idéologie du chiffre. Le retour à l’idée d’ »économie sociale » ou « solidaire » et à celle de « décroissance » en est un exemple parmi d’autres. Dans la foulée de ce retour à l’histoire et à la mémoire collective, de nouveaux territoires à explorer s’offrent à l’utopie du partage du savoir enracinée dans la philosophie des droits à la communication et des biens publics communs.
Qui va poser la règle ? C’est une question centrale. La crise apporte un démenti flagrant aux prophéties qui avaient décrété la sénescence de l’Etat et de l’Etat-nation. Où bien l’on se contente de plaider en faveur de l’intervention des pouvoirs publics et du rôle économique de l’Etat, jusqu’au jour où adviendra une autre crise. Ou bien l’on renoue avec le principe fondateur de la souveraineté populaire et le primat du politique. Cela suppose que s’opère un saut qualitatif dans la participation des citoyens à la gestion des grandes questions vives qui se posent à la société et à son avenir. Et parmi celles-là, la forme que prendra la société du savoir au pluriel. Cela implique d’inventer de nouvelles formes de démocratie participative et de s’interroger sur les experts, leurs systèmes d’analyse et de prise de décision. Allumer ces contre-feux devient la condition nécessaire pour que des sociétés cognitives puissent voir le jour qui ne soient pas le calque de la société industrielle, de ses hiérarchies et de ses rapports de savoir/pouvoir. Seule une approche citoyenne qui échappe à l’élitisme tout en se gardant de faire le jeu du populisme peut faire contrepoids au projet amnésique de société globale de l’information au regard myope lié à l’impératif catégorique du retour sur investissement à court terme. Dans la recherche de ce nouveau contrat social réside le sens du combat pour la transformation en réalité de la promesse d’un nouveau lien universel entre les humains grâce à l’appropriation démocratique des univers techniques.
L’échec de cette utopie devenue réalisable signifierait à n’en pas douter laisser libre cours au développement de nouvelles formes d’exercice autoritaires du pouvoir. L’investissement croissant que au nom de la lutte contre les « nouvelles menaces » réalisent les sociétés démocratiques dans le secteur des technologies intrusives laisse déjà deviner les contours possibles de ce resserrement des libertés individuelles et collectives. Car une des nouveautés de cette première décennie du troisième millénaire en ce qui concerne le projet technocratique de société de l’information est qu’il donne désormais à voir sous une lumière crue la face cachée des usages du cyberespace : la traçabilité des citoyens à des fins de contrôle au prétexte de les protéger.
Artículo extraído del nº 81 de la revista en papel Telos
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